Des contes de Year Walk aux chants de Sayonara Wild Hearts, Simogo a un talent pour raconter des histoires au travers du jeu-vidéo. Leurs jeux sont des bijoux de mise en scène interactives. Plus que plonger le joueur dans un univers, ils font déborder celui-ci hors du cadre du support.
Leur dernière réalisation en date, Lorelei and the Laser Eyes, joue à son tour avec les codes du médium. Pour raconter un récit abstrait, celui d’une obsession.
Cet article contient des spoilers mineurs sur le jeu Lorelei and the Laser Eyes.
L’obsession des chiffres. Lorelei and the Laser Eyes est un jeu de puzzle proposant beaucoup d’énigmes mathématiques. Des combinaisons à trouver pour ouvrir des cadenas, des casse-têtes logiques, des chiffres à déchiffrer, des numéros cachés… S’il n’a pas de mécanique centrale comme The Witness, le jeu adopte un thème en explorant diverses façon de représenter et raisonner avec des numéros. Des numéros qui se répètent en boucle. 1963, 1847, 2014… Ils reviennent sans cesse dans le level-design, comme solution ou comme point de départ. Ils apparaissent, encore et encore, sans plus d’explication sur leur signification. C’est comme un nombre d’or qui répondrait à tous les mystères de l’univers. Il est partout, mais insaisissable. Les numéros finissent par emplir l’esprit du joueur. Un Tetris Effect s’opère, nous faisant guetter les chiffres dans les moindres recoins. 1963, 1847, 2014. Ils sont forcément là, quelque part. Ce sont les gardiens des réponses.
L’obsession d’un labyrinthe. Une figure qui revient fréquemment dans le jeu, avec toute la symbolique qui l’entoure. Ce n’est pas la première fois qu’un récit d’horreur se déroulant dans un hotel nous entraîne dans un labyrinthe. Qui est capable de s’orienter dans un hotel ? Celui de Lorelei est aussi dédaléen que ce à quoi on pourrait s’attendre, peu importe le nombre de va et viens que l’on fera dans ses couloirs. Mais on ne parle pas ici du labyrinthe en général, mais d’un labyrinthe. Un labyrinthe que le joueur apprendra à reconnaître, se familiarisant avec tous ses morceaux. Le labyrinthe central du jeu, que tous les personnages s’acharnent à explorer, à cartographier, à inscrire sur des circuits électroniques. Le labyrinthe au bout de tous les labyrinthes, capable aussi bien de protéger le plus précieux des trésors que d’enfermer le plus dangereux des démons. Un labyrinthe impénétrable, sur lequel l’histoire a été écrite.
L’obsession d’une histoire. Un récit qui est répété encore et encore, qui n’a ni début ni fin, qui se déroule à toutes les époques. Un meurtre, sur lequel on revient sans cesse, dont on ne connaît ni le coupable, ni même la victime. Juste cet instant, dans cette pièce, l’acte que l’on se repasse en boucle. Mêlé à une quête aussi ancienne que le monde, provenant de légendes, de désillusions, de mégalomanie, de fantaisies… Une histoire racontée dans une histoire, qui a rompu les barrières entre le réel, l’imaginaire, et le souvenir. Le récit de Lorelei n’a pas de temporalité. C’est l’exploration des multiples facettes d’un même conte, dans un présent permanent.
L’obsession d’idéaux. Les personnages de Lorelei and the Laser Eyes ne sont pas ceux que l’on a l’habitude de voir dans un jeu-vidéo. Un cinéaste avant-gardiste du 20ème siècle, et une artiste numérique contemporaine. Chacun possédant sa propre vision de l’art. Que recherche un artiste ? Une beauté naturelle, ou émergente ? Une vérité profonde, ou une illusion ? Cherche t-il à s’élever au-dessus des autres ? Ou se sacrifie t-il pour son œuvre ? Qui peut comprendre l’œuvre, entre l’artiste et le spectateur ? L’œuvre peut-elle seulement être comprise ? Doit-elle l’être ? Les personnages de Lorelei and the Laser Eyes reviennent sans cesse à ces questions. Leurs certitudes à leurs sujets sont tantôt un réconfort, tantôt un fardeau. Les différences de visions entre le cinéaste et l’artiste ne sont peut-être que les deux facettes d’une même pièce. La création artistique est pour eux un moyen d’explorer leurs doutes. Une exploration d’un labyrinthe qui ne connaîtra pas de fin, car ce qu’ils redoutent, ce sont les réponses.
Les jeux de Simogo vont souvent plus loin que le médium du jeu-vidéo. Year Walk est construit autour d’un folklore inventé pour son univers1. Sayonara Wild Hearts est pratiquement l’adaptation en jeu d’un album de musique pop. Lorelei and the Laser Eyes, quant à lui, est une ouverture sur un corpus d’essais analysant un méta-récit. Son labyrinthe n’est pas sans évoquer celui de La Maison des Feuilles, où un personnage se perd lui aussi dans l’analyse de récits imbriqués les uns dans les autres. Je ne sais pas si j’ai tout compris du jeu. Il contient énormément de détails dont le sens m’échappe encore2. Mais à force de me faire parcourir ses halls, résoudre ses énigmes, et lire et relire ses documents, il m’a contaminé par ses idées. Je me suis mis à voir ses chiffres et ses labyrinthes. Son obsession pour l’univers qu’il dépeint a su se transformer chez moi en fascination.
Pour lequel Simogo a écrit un recueil de contes lugubres, Contes du soir pour Vilains Enfants. Je vous le recommande, c’est une sympathique lecture. ↩︎
Je sais déjà que certains aspects pourtant évidents m’étaient complètement passés sous le nez lorsque j’y ai joué. « Un chien peut danser avec un chat tout en préférant le cha-cha des autres chiens. » ↩︎