Je n’y joue pas assez.
Et je devrais, parce que c’est un de mes genre de jeux préféré ! Mais en y regardant bien, je constate que je n’y joue pas souvent. Ils s’entassent dans mon backlog, et je peine à me motiver pour en lancer un. J’ai toujours un prétexte, la fatigue, les projets, la flemme… Ce sont des jeux qui demandent un effort cérébral, il faut le bon contexte pour s’y investir, et celui-ci n’arrive jamais. Alors je joue rarement à des jeux de puzzle.
Mais je ne suis pas le seul ! Les jeux de puzzle ne sont pas vraiment populaire. Ils existent depuis le début du jeu-vidéo et ont su traverser les générations, mais ne s’adressent qu’à une niche. Qui aurait envie de consacrer du temps d’amusement à des casse-têtes, quand le médium peut aujourd’hui offrir des voyages, des aventures ou des intrigues à rebondissement ? Même Jesse Schell, dans son célèbre livre The Art of Game Design, considère que le puzzle n’est pas véritablement un jeu-vidéo1 ! La tragédie du puzzle, c’est que c’est fondamentalement barbant.
Comment on peut faire alors, pour donner envie de jouer à des puzzles ?
L’enrobage sucré du narratif#
Je n’ai pas vraiment besoin de vous expliquer cette solution. C’est une pratique presque aussi vieille que le jeu-vidéo : accompagner le jeu d’une histoire, ou a minima d’un contexte narratif, que le joueur aura envie de suivre. C’est ce que faisaient déjà les point’n click. Poser des énigmes, d’accord, mais on fait aussi au joueur la promesse d’une aventure ! Par exemple dans Chants of Sennaar, on ne se contente pas de traduire des textes de langues inconnues, on va aussi à la rencontre des gens qui les parlent, on visite leurs cités, au cours d’une ascension haletante !
Alterner les phases de puzzle et celles d’histoire est si efficace pour rythmer un jeu qu’on retrouve la méthode même hors des jeux de puzzle ! Si le puzzle a un mérite, c’est bien d’offrir une pause entre deux séquences intéressantes d’action. Il n’y a que dans les jeux de puzzle que cette dynamique est inversée. Ou plutôt, déformée. Les puzzles sont des moments de pause où il faut réfléchir, et les scènes narratives des moments de pause où on peut suivre l’intrigue. Oui, on n’avance pas très vite dans les jeux de puzzle. Mais cet équilibre improbable entre histoire et énigme parvient à maintenir l’intérêt du joueur ! Dans Lorelei and the Laser Eyes, les puzzles sont typiquement le genre de casse-tête mathématiques qui m’ennuient. Mais l’univers du récit et ses mystères déroutants ont réussi à me happer2 au point de me les faire apprécier !
Un autre sous-genre classique qui repose sur l’équilibre entre histoire et puzzle est le cinematic platformer. Des jeux comme Inside nous font parcourir avec brio des univers aux atmosphères puissantes, en rythmant leurs aventures de séquences d’énigmes simples. Mais si le cinematic platformer est efficace pour mettre en valeur l’esthétique d’un jeu, il montre aussi les faiblesses de l’approche de la narration. Les mondes de cinematic platformer n’ont généralement aucun sens ! Au-delà du fait que le protagoniste est coincé sur un seul plan, il faut aussi accepter que des caisses à pousser sont placés par hasard sur son chemin, que des interrupteurs n’ont pour unique fonction que d’actionner un mécanisme permettant de libérer une voie, mais seulement si actionnés dans un ordre précis, et par chance dans ce monde en ruines quelqu’un a laissé une lanterne juste là où il y en avait besoin… Bien-sûr, dans le cadre d’un jeu-vidéo, notre suspension d’incrédulité nous laisse ignorer ces détails. Mais on peut tout de même y percevoir que les puzzles fragilisent la cohérence narrative de l’histoire.
Ce conflit existe aussi dans l’autre sens. À partir du moment où vous écrivez une histoire assez soignée dans un jeu, ou que vous mettez en place un univers riche, vous n’avez pas envie que le joueur bloque sur vos puzzles. Ceux-ci doivent donc se limiter dans leur complexité, et dans beaucoup de cinematic platformer se limitent à des outils de rythme. Somerville a ainsi une direction artistique spectaculaire, mais des puzzles rarement intéressants3. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas proposer des puzzles recherchés au cœur d’une histoire creusée. C’est ce que fait The Talos Principle par exemple. Mais dans ce cas là, je n’ai pas retenu grand chose des pages de lore et des questionnements existentiels, leur préférant le level-design des salles. Il faut croire que mon cerveau ne peut s’investir que dans une chose à la fois. Entre le narratif et le puzzle, il en désignera forcément un comme une vraie pause.
L’utilisation d’une intrigue pour servir des puzzle a donc des limites. Mais paradoxalement, c’est un outil tellement répandu qu’il est considéré comme presque indispensable pour les jeux de puzzle modernes ! Particulièrement parmi les jeux de puzzle à la première personne, rares sont ceux qui optent pour une progression purement abstraite. Ils sont généralement accompagnés de voix off ou de logs qui racontent une histoire en parallèle, comme c’est le cas dans Maquette. Leur défi est alors de faire en sorte que les mécaniques reflètent l’histoire, et réciproquement. Qu’il y ait une résonance entre les deux, pour que le puzzle prenne une sorte de sens allégorique. Car Maquette ne se contente pas d’une histoire pour rendre ses puzzles attirants.
La gimmick à double tranchant#
Dans Maquette, le joueur se déplace dans un décor récursif, se contenant lui-même. En son centre se trouve un modèle miniature avec lequel le joueur peut interagir pou modifier le niveau, et inversement il est entouré d’une version du monde plus grande qui est elle aussi explorable. Il fait ainsi partie des jeux de puzzle à gimmick, centrés sur une idée forte, ingénieuse, et surprenante. La force de ces jeux est qu’il peuvent se vendre en une seule image. Un gif sur les réseaux suffit à présenter le concept, et immédiatement donner envie d’y jouer.
Les jeux à gimmick se distinguent bien des autres jeux de puzzle, car par leur nature même ils sont particulièrement originaux. Ce qui les rend naturellement difficile à produire. Déjà il faut trouver une idée suffisamment créative, ce qui est de moins en moins facile parmi la quantité de jeux créés chaque jour. Mais il faut aussi bien l’exécuter ! Certains des jeux à gimmick accomplissent des prouesses techniques qu’en tant que développeur j’arrive à peine à concevoir ! Les meilleurs jeux à gimmick sont ceux qui parviennent à créer la surprise avec un concept simple mais ébouriffant. Un concept qui arrive à déstabiliser le joueur, alors que celui-ci croit déjà avoir tout vu dans les jeux-vidéo, et lui fait perdre tous ses repères.
Mais une fois ce concept trouvé, garantit-il un excellent jeu ? C’est ici qu’on en vient au fâcheux problème des jeux à gimmick : passé le moment waouh de l’introduction, que reste t-il au jeu ? Qu’il y a t-il après le gif partagé sur Blue Sky4 ? C’est encore une fois une tragédie, parce que ces jeux sont particulièrement durs à concevoir et programmer, mais ont en plus besoin d’un contenu suffisamment riche pour pouvoir se vendre ! Il faut alors que le jeu trouve d’autres manières d’utiliser son concept, trouve d’autres idées, d’autres variations… Mais l’effet de surprise finit inévitablement par s’estomper, et il ne reste alors au jeu plus que de la mise en scène. Ce qui, couplé à une bonne écriture, peut tout à fait convenir. There Is No Game: Wrong Dimension fait rapidement le tour de son idée principale dans son premier chapitre, pour mieux réussir à surprendre ensuite grâce à son humour. L’humour est d’ailleurs l’un des piliers clé des jeux à gimmick. En quelque sorte, ce sont des farces faites au joueur, jouant sur leurs attentes. C’est toujours un plaisir quand elles font mouche !
Peut-on tout de même proposer des puzzles plus corsés avec des gimmicks ? C’est après tout un peu ce que fait Portal, en explorant son concept au maximum pour amener le joueur à mieux le comprendre et le manipuler. Malheureusement ce n’est pas toujours possible. Déjà parce que ça ne convient pas forcément au public cible : beaucoup de joueurs veulent simplement profiter du fun promis par le gif, sans se retrouver désespéré dans des labyrinthes non euclidiens ou des problèmes imposés par des limites étriquées ! Tout comme les jeux narratifs, les jeux à gimmick regorgent d’idées qu’ils souhaitent avant tout faire profiter aux joueurs5. Trouver le bon équilibre entre la complexité des puzzle et la mise en valeur de la gimmick est vite difficile, et se fait souvent au détriment du premier. Ce qui ne veut pas dire que c’est impossible ! En témoigne Baba is You, qui est un des rares jeu qui a su proposer un concept fort (un puzzle où le joueur manipule les règles elles-même), qui se renouvelle et surprend en permanence, tout en offrant des puzzles redoutablement ardus.
Je ne l’ai d’ailleurs jamais terminé à 100%.
Le puzzle c’est barbant#
Baba is You fait partie du genre Sokoban-like. Un style de puzzle en 2D (la plupart du temps6) consistant à pousser des objets sur une grille. Ils tirent leur nom du jeu Sokoban, sorti en 1982. L’interaction limitée qu’il propose laisserait à croire que, depuis le temps et le nombre de Sokoban-like qu’il y a eu, on en a fait globalement le tour. C’est en tout cas ce que je me dis à chaque fois que j’en lance un. Et pourtant, plus d’une fois, les Sokoban-like ont su m’offrir les meilleures expériences de jeu que j’ai connu ! J’ai déjà cité Baba is You, mais ça aussi été le cas pour Stephen’s Sausage Roll et A Monster’s Expedition7. Des jeux sur lesquels j’ai vécu des moments d’illumination incomparables quand j’ai élucidé leurs puzzles, mais aussi de surprises quand j’ai découvert de nouvelles facades de leurs mécaniques. Et pourtant ces jeux n’inventent rien d’extraordinaire, et se limitent à leur concept sans presque jamais introduire de nouveauté. Leur richesse se situe exclusivement dans leur level-design.
Le jeu de puzzle possède une richesse invisible au premier abord. Ils posent la question de comment explorer une idée en profondeur. Comprendre son fonctionnement, ses limites, et tout ce qu’elle implique. Le joueur est amené à faire ces découvertes en les découvrant lui-même. La surprise se crée alors à partir d’émergences. Des principes cachés, découlant de concepts que l’on croyait connaître. La constance des mécaniques devient alors une force : c’est parce que le monde suit des règles figées que les façons dont elles se renouvellent en deviennent spectaculaires ! Le puzzle amène le joueur à progressivement changer son regard.
Changer son regard, c’est tout le propos de The Witness. « Stop looking, start seeing ». Cependant je pense qu’on a bien assez parlé de Jonathan Blow depuis 2016, et celui-ci ne mérite certainement plus d’avoir autant d’attention. Alors j’aime autant détourner le regard vers un des jeux que The Wintess a inspiré : Taiji. Créé par Matthew VanDevaander, Taiji est un jeu où l’on explore librement une île en résolvant des puzzles sur des grilles. Celles-ci suivent des règles qui ne sont pas directement expliquées par le jeu, mais que l’on apprend au fur et à mesure qu’on en résout. C’est un excellent jeu qui, à la manière de son aîné, m’a obnubilé durant toute la période où j’y ai joué. Mon cerveau s’est retrouvé envahi par les grilles que je voyais défiler dans le jeu, certaines devant lesquelles je pouvais rester longtemps sans voir passer le temps8. Et à force d’observer ces grilles, j’ai fini par les percevoir différemment. Au fur et à mesure, mon analyse gagnait en automatisme et en finesse. Je distinguais les motifs, les ouvertures, les pièges à éviter, les combinaisons possibles… Même sans rien introduire de nouveau, chaque puzzle était un enseignement qui me montrait avec ingéniosité un nouveau champ de possible, et affûtait ainsi mon regard. C’est le genre d’expérience qui me font apprécier autant les puzzles : la progression y est authentique. Je n’ai pas gagné d’XP à l’écran, je n’ai pas obtenu de nouvel équipement, ni même appris un secret ou entraîné ma mémoire musculaire. J’ai réellement progressé dans ma capacité à résoudre des énigmes ! C’est une sensation forte que savent proposer ces jeux, qui pourtant n’ont aucune histoire, et il faut l’avouer, une présentation assez austère.
Quand je dis que le puzzle est un genre barbant, je ne plaisante qu’à moitié. L’ennui est une composante fondamentale du puzzle. C’est en s’ennuyant qu’on pousse notre cerveau dans ses derniers retranchements et que l’on stimule notre créativité. Il y a du bon dans l’ennui ! Employé judicieusement, il peut amener à de formidables découvertes. Mais… ce n’est naturellement pas engageant. J’ai adoré Taiji, mais j’ai aussi dû traîner des pieds avant de le lancer, parce que je savais que j’allais essentiellement passer du temps à regarder des grilles. Les jeux de puzzle ne proposent pas d’action, pas d’exploration, pas d’aventure… Ni vraiment de surprise à proprement parler : celles-ci sont en quelque sorte abstraites, et doivent s’apprécier sur la durée. Les jeux de puzzle demandent un effort cérébral, un investissement un peu plus élevé que la plupart des jeux. Ce qui les rend peu adapté à la détente… Voilà donc la tragédie finale, et mon problème initial : bien qu’ayant vécu des expériences exceptionnelles sur des jeux de puzzle, je manque de motivation pour m’y engager.
Il n’y a pas que pour les jeux que j’ai de plus en plus de mal à m’engager. Ces dernières années, j’ai des difficultés à regarder des films, lire des articles, écouter des podcasts… Et je me doute bien du fautif : internet9 Son économie de la rétention, façonnant des UX d’informations éphémères et de flux de contenu à consommer, a considérablement réduit ma capacité d’attention. M’investir dans une œuvre me demande plus d’efforts qu’auparavant. Il est beaucoup trop facile de me sentir trop épuisé pour m’impliquer émotionnellement sur une longue durée, et utiliser mon temps libre pour plutôt regarder des vidéos courtes ou parcourir les réseaux. Temps que je finis inévitablement par regretter.
Si je dois jouer à plus de jeux de puzzle, c’est parce qu’ils constituent un exercice sain. Ce sont les jeux qui contrastent le plus avec le divertissement éphémère. Je dois me réhabituer à la pénibilité initiale des puzzles. Recalibrer mon cerveau sur des rythme lents, où les pauses se succèdent à d’autres pauses. Je sais que ce sont le temps et les efforts consacrés aux expériences qui rendent celles-ci mémorables. Les puzzles demandent un engagement sur le long terme, et c’est ce dont j’ai besoin. Car ce que j’y gagnerai en patience saura me faire mieux apprécier les autres œuvres.
Son raisonnement est discutable. Préalablement il définit le jeu-vidéo comme une activité de résolution de problème. Et bien que le puzzle réponde à ce critère, selon lui, « instinctivement », on ne peut pas vraiment les qualifier de jeu-vidéo. Le reste du chapitre est consacré à justifier cette position. ↩︎
Faites moi penser à écrire un billet plus complet sur Lorelei. J’ai beaucoup de bien à en dire ! ↩︎
Je dois dire que l’intrigue ne m’a pas convaincu non plus. Il y a de supers idées pourtant, avec un contexte de Guerre des Mondes qui accroche dès le départ. Mais il arrive ce qui arrive dans tous les cinematic platformer : le protagoniste tombe dans une grotte. Et dans la grotte, vous le devinez, c’est sous terre, y a des rochers, des wagons, des lanternes, des leviers… S’il vous plait ne mettez plus ces niveaux dans vos jeux !
Mon deuxième regret est aussi le portrait de père de famille que trace le jeu, qui se limite globalement à un chevalier allant à la rescousse de sa demoiselle en détresse.
Somerville n’est pas un mauvais jeu, il peut être apprécié pour sa DA saisissante. Mais il rate le coche à plusieurs endroits, ce qui l’empêche de briller. ↩︎
Inutile de mentionner son alter ego fachiste. ↩︎
On peut aussi se demander si le puzzle est le bon format pour ces jeux. C’est un peu le design convenu : utiliser la mécanique pour de la résolution de problèmes. Mais ces mécaniques ne s’y prêtent pas forcément, et parfois ce modèle semble assez artificiel. Je pense à Manifold Garden, qui au milieu de ses mondes infinis incroyables, installe des casse-tête à base de cubes et cours d’eau à déplacer. Pas vraiment le point fort du jeu, ça se contente de lui ajouter une connotation « jeu-vidéo ».
Certains jeux à gimmick gagneraient peut-être à faire profiter le joueur de leurs idées de façon libre ou contemplative, à la façon d’un walking-sim ? C’est un peu le parti pris de Superliminal, ce qui fait qu’il s’en sort relativement bien. S’il a quelques énigmes, elles restent plutôt triviales, et ses moments les plus marquants sont ceux qui n’ont aucun défi. Je pense que le même constat peut être fait sur plusieurs jeux à gimmicks. ↩︎
Stephen’s Sausage Roll, A Monster Expedition et Bonfire Peaks ont admirablement montré tout ce qu’une dimension supplémentaire peut offrir au genre ! ↩︎
D’une manière générale les jeux de Alan Hazelden sont exceptionnels. Et ceux qu’il édite au travers de Draknek & Friends sont des valeurs sûres. ↩︎
Si je vous mentais, je pourrais formuler « les grilles devant lesquelles je passais des heures ». Mais s’il est vrai que mes sessions sur Taiji pouvaient être longues, les puzzles individuellement ne prennent pas autant de temps. Ils sont souvent difficiles d’accord, mais pas au point d’y passer plus d’une heure (ma patience n’irait de toute manière pas au-delà). Même si en expérience de jeu, consacrer 15 minutes à un seul puzzle est aussi éprouvant que gratifiant, sur le papier je dois avouer que c’est pas très impressionnant. Ce paragraphe ne serait plus très crédible si j’écrivais « Je pouvais passer plusieurs dizaines de minutes sur les grilles de Taiji ! ». Donc par soucis narratif on se contentera de la vague idée que ça paraissait très long. ↩︎
Et le Covid, ses périodes de confinement dont les dégâts sont encores perceptibles, ainsi que mon anxiété plus que jamais alimentée par le climat politique actuel. El problema es el capitalismo. ↩︎